vendredi 12 février 2021

Mazovistes de toute Insulinde, unissez vous !

 "Tu ferais mieux de lire un bon bouquin !", "Oui, enfin je lirais un polar ça reviendrait au même..."

L'injonction à la lecture n'a jamais été aussi forte que depuis l'omniprésence des écrans dans notre vie. Je me demande souvent si j'ai réellement cessé de lire. Et tout bien réfléchi, je lis énormément. Les articles, les forums, les réseaux, les courriers, on compulse quotidiennement des centaines d'écrits courts, de tous types et formes d'expression littéraire.
D'accord, il ne s'agit plus de "Littérature" et de récits longs. Le problème n'est plus la lecture, c'est le temps d'attention accordé à l'activité.

Dans le jeu vidéo, j'adore les aventures narratives. Qu'elles soient vécues à la manière d'un Firewatch, suggérées comme dans Gone Home, ou bien partagées et lues dans Night in the Woods. Certains jeux trop verbeux comme le jeu de rôle Pillars of Eternity, développent leur narration par des dialogues ou des livres proposant des blocs de textes mal écrits et peu engageants. 

En 2019, un petit studio estonien développe son premier jeu, Disco Elysium. Depuis, les spécialistes et les intellectuels du jeu vidéo prétendent qu'il y aura :

"un avant et un après Disco Elysium"

- en terme de jeu de rôle. On parle d'une construction de personnage exceptionnelle, d'une intrigue interactive jamais vue, d'une finesse d'écriture rare. Facile à dire, mais le jeu est en anglais. Il faut donc être expert de la langue des Bee Gees pour en apprécier toutes les subtilités.
Voilà que fin 2020, la version française est annoncée, validée et distribuée...



C'est l'histoire d'un homme, visiblement policier, qui se réveille dans une chambre d’hôtel avec une sacrée gueule de bois. Il est en réalité présent dans le quartier de la Martinaise, ville (fictive) de Révachol, afin d’enquêter sur le cadavre d'un homme retrouvé pendu dans la cour de ce même hôtel.
A partir de cette situation, le joueur peut choisir et définir la personnalité de son avatar. On pourra alors jouer un flic violent, alcoolique et fasciste. Ou alors un détective introverti, dépressif, prophète de l'apocalypse...
Je me suis investi dans un individu intègre, sobre, profondément convaincu qu'il sera le nouveau moteur de la Révolution Mazoviste (Kras Mazov est le penseur du communisme scientifique et un des principaux instigateur de la Commune de Révachol).
Disco Elysium évolue dans sa propre diégèse, son Histoire est complexe, faite d'une succession d'Empire, de Révolution et de Coalition... C'est foutrement passionnant. 

 



Le jeu va alors développer sa narration en fonction des réactions de mon personnage. Sa personnalité va définir les options de dialogue disponibles et le joueur va choisir ce qui lui convient.
Par exemple ici j'ai choisi:

- "Le communisme c'est plutôt cool."

A ce moment mon personnage découvre ses affinités avec les travailleurs du port de Martinaise et j'ai envie qu'il soutienne les syndicats. Je le fais donc lentement se diriger vers une opinion politique qui va se radicaliser au fil de l’enquête. Il aurait pu tout aussi bien basculer dans le fascisme et un racisme exacerbé.
Vous l'aurez compris, l'écriture est plutôt subtile et affirmée, ce qui est très rare dans le jeu vidéo. Le studio permet des engagements radicaux qui donnent réellement vie à notre personnage et l'encrent fortement dans son environnement. La traduction française est d'excellente qualité. Il n'y a pas de facilités ou d'approximations qui viendraient rompre l'immersion et la crédibilité de l'écriture.





Mais en plus des interactions sociales, notre avatar est en proie à une lutte intérieure féroce.
En définissant notre personnalité, on choisit quelles "notions" vont venir influer nos réflexions. Régulièrement dans nos pensées vont s'affronter nos compétences et nos afflictions.
Par exemple ici ma "conceptualisation" me demande de définir mon appréciation de l'architecture...
Et oui, c'est pointu.
Ces capacités, intellectuelles, psychiques, morales, physiques, vont peser sur nos pensées et nos discussions, orientant encore les choix disponibles et nous permettant, ou non, de réaliser certaines actions.

Cela constitue autant de paramètres qui vont complexifier l'univers et nous donner l'impression de pouvoir réellement choisir le déroulement de l’enquête. Enfin... plutôt de le vivre de la manière la plus active possible.
En effet, certaines décisions nous ferment irrévocablement d'autres possibilités. Il m'est arrivé de regretter une réaction trop rapide. Mais les conséquences modèlent le récit de façon si parfaite, que le regret laisse rapidement place à la surprise. On est tenté de reprendre à la sauvegarde précédente. Mais là où on pensait échouer, la narration nous fait assumer ce choix et dirige le personnage vers des ouvertures que l'on avait absolument jamais envisagées.

La structure de l'histoire, la diversité des solutions et des embranchements possibles laissent entrevoir la rejouabilité de Disco Elysium. Je n'ai jamais eu autant envie de recommencer un jeu pour essayer d'autres choses, d'autres choix. Je sais que je vivrais l'histoire différemment, même si je connais déjà la résolution de l'intrigue.

 


Alors non. Il n'y a pas de combats, pas d'envolée de mise en scène cinématographique. Tout le charme du jeu réside dans l'esthétique graphique des environnements, la profondeur des personnages et de leur univers, la sensation globale de bien être dans laquelle nous plonge l'ambiance de Martinaise.
On s'implique, on fomente, on négocie, on trouble et on console. J'ai ri, j'ai pleuré, j'ai été atterré puis surpris. J'ai vécu une trentaine d'heures de jeu, de lecture, de réflexion. 


Avec la plus grande subjectivité du monde, je pense que Disco Elysium est un chef d’œuvre de littérature augmentée.
Augmentée de l'image, augmentée d'interactivité, là où l'objet "livre" réduit le lecteur passif à se réfugier dans la construction d'un univers imaginaire mental. Disco Elysium fait du joueur lecteur l'acteur de la narration. Il ne subit plus la direction d'un auteur, il coopère avec lui.
Je viens d'écrire "narraction" à la place de narration. C'est un néologisme tout à fait adapté.




Vous l'aurez compris, j'encourage n'importe quel possesseur d'un ordinateur de dépenser 30 euros dans ce jeu et de le dévorer, comme vous dévoreriez un bon bouquin.

Il s'agit du premier jeu d'un studio indépendant, pas encore racheté par Ubisoft pour développer l'univers en monde ouvert ou par Bethesda pour en faire un FPS buggé. 

Je vous conseille de commencer l'aventure en accordant pas mal de points en intelligence et en "encyclopédie", ce qui permet d'en apprendre d'avantage sur l'univers de Disco Elysium.
Il est aussi probable que vous soyez déçu. Je suis très enthousiaste mais n'en attendez pas trop.

A vous de découvrir si vous avez le charisme suffisant pour faire se soulever les masses prolétaires de Révachol !!